Vae Victis!

Barbares -Ernst

Le 13 septembre dernier, Caroline Galacteros, docteur en science politique et polémologue (c’est savant, et ça signifie spécialiste en guerres et conflictualités en tous genres, ce qui tombe d’autant mieux que madame est colonel au sein de la réserve opérationnelle des armées) livre un article paru sur le site internet du Figaro, et traitant de la situation du conflit syrien comme des modalités de reconstruction d’un ordre politique dans ce pays-martyre alors que la chute de Raqqa s’annonce imminente, et avec elle la quasi disparition de l’Etat Islamique en Syrie et au Levant, du moins sous la forme étatique et territorialisée (désolé, mais je n’ai toujours pas intégré ce terme de « Daesch », qui convoque davantage en moi le souvenir d’une célèbre marque de lessive que la réalité présente de décapitations en direct TV).

Autant le dire tout net : d’un point de vue géopolitique, l’intérêt de l’article est à peu près nul (mais je vous en laisse juge), si ce n’est pour l’art que l’auteure déploie à y aligner poncifs et jugements politiques… disons… bien peu étayés, le tout généreusement enduit de considérations géopolitiques dignes d’un épisode des Guignols de l’Info.

Pourtant, à bien y regarder, cet article est intéressant. Passionnant même. Non pour le message que l’auteure tente péniblement d’y faire passer (le gentil Bachar El-Assad, résiste héroïquement aux pressions occidentales qui tentent depuis des millénaires -ou des millions d’années, ce n’est pas très clair- de faire exploser la Syrie dans le but de s’emparer de son pétrole, de son uranium, de sa recette unique de chipolatas aux herbes de Provence, et réussit contre toute attente à préserver l’unité de son pays menacée par les terroristes islamistes stipendiés par les Etats-Unis, Israël, l’émir du Qatar et la Papouasie Nouvelle Guinée). Non, ce qui est intéressant dans l’article de Galacteros, c’est précisément ce qu’elle n’y dit pas ou, plus précisément, ce qu’elle se contente d’effleurer l’air de rien, supposant sûrement une communion de vue entre ses lecteurs et elle, mais qui n’en structure pas moins idéologiquement l’ensemble de son propos.

Partons donc sur les chemins d’un argumentaire aussi simpliste que dévoyé, sur le cadavre d’un pays livré par ses propres dirigeants aux abominations d’une guerre sans nom…

 

  1. Elégie des faits alternatifs

 

Alors donc, après des débuts plutôt convenus, quoique un brin ampoulés sur la forme, rappelant la dimension internationalisée de la guerre civile syrienne et les jeux d’intérêts portés par les différentes parties en présence, Galactéros entre dans le vif du sujet… dont on se rend bien vite compte qu’il ne consiste pas tellement à analyser la situation du conflit syrien ni les modalités possibles de recréation d’un ordre politique apaisé, mais plutôt à se lancer dans une diatribe contre la diplomatie française en Syrie depuis 2011. Après tout, pourquoi pas ? On ne peut guère que constater l’échec à peu près parfait de la position défendue par la France de Hollande/Fabius (démocratisation/départ de Bachar El Hassad), échec qui se traduit très concrètement aujourd’hui par la place modeste de la France –et plus largement des pays occidentaux, Etats-Unis compris- dans les forces impliquées dans la victoire militaire contre l’EI, et dans les mécanismes de reconstruction politique du pays.

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Pourtant, l’argumentation déployée au service de la thèse de Galactéros étonne, autant sur le fond de l’argumentaire que sur  sa manière de soutenir des affirmations péremptoires et bien peu étayées avec un aplomb remarquable.

Commençons donc :

« L’homme «qui ne méritait pas d’être sur Terre» selon un ancien ministre des affaires étrangères? Toujours au pouvoir, auréolé de sa résistance victorieuse à une pression extrême impuissante à le faire tomber. »

A l’image de cette citation, toute la première moitié de l’article consiste en un jeu de questions/réponses dont on imagine que les premières émanent de ceux-là mêmes qui sont dénoncés par Mme Galactéros, quand les réponses lui permettent de préciser sa pensée. Le procédé permet à l’auteure non seulement de livrer sa vision du conflit, mais surtout de mettre dans la bouche de ses contradicteurs imaginaires un pot-pourri des propos les plus caricaturaux possibles, propos qu’elle réfute avec d’autant plus de facilité. C’est vieux comme le monde (disons comme Platon), mais ça semble toujours fonctionner, ne serait-ce que pour mettre en avant à peu de frais ses propres thèses.

Arrêtons-nous donc sur première cette citation… L’expression malheureuse « l’homme qui ne méritait pas d’être sur Terre » désigne bien évidemment Bachar El-Hassad, président de la République arabe de Syrie depuis le 20 juin 2000. Elle est de Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères d’opérette  – celui-là même auquel nous devons le terme de « Daesch » repris ensuite en cœur par les médias français[1]. Et en effet, pour un ministre des Affaires Etrangères, elle est particulièrement stupide. Mais s’il n’est pas question d’annihiler le dictateur syrien (quoique) ou de lui décerner un brevet d’existence au mérite (qui es-tu, Lolo, pauvre mortel, pour décerner ainsi des brevets d’existence au mérite ?), est-il pour autant nécessaire de courir le marathon des honneurs en sens inverse et de couronner le boucher syrien des lauriers de la résistance ? Non mais sans blague : « auréolé de sa résistance victorieuse », c’est quand même le genre de poncif de commentateur de rugby à 15 dont la Boucherie Ovalie fait son miel chaque semaine.

Pourtant, on aurait tort de s’en tenir à ces badinages, car l’usage du terme « résistance » est révélateur. Que désigne la résistance, si ce n’est le combat, injuste et inégal, du faible contre le fort, du résistant contre la dictature ou la mainmise étrangère ? Sauf qu’ici, le « résistant » n’est pas le rebelle, c’est le chef d’Etat. Le « résistant » ne vit donc pas dans des conditions précaires au cœur de la forêt, dans des cavernes en plein désert, jonglant de place en place pour fuir l’armée régulière de l’oppresseur. Non, il se repose confortablement dans son palais sécurisé, appuyé par son armée, ses services de sécurité et l’aviation de la troisième puissance militaire du monde. Mais d’un revers de main rhétorique, voilà ce chef d’Etat transformé en « résistant » et, finalement plus important, ses adversaires transformés, eux, en oppresseurs. Ce genre de détournement sémantique n’est pas l’apanage de la propagande syrienne : du général Franco aux anciens génocidaires rwandais[2], la plupart des régimes autoritaires ont eu recours à une rhétorique qui leur permettait ainsi de retourner l’interprétation du réel contre le réel lui-même, et de passer pour les agressés quand ils étaient les véritables agresseurs, mobilisant chez leurs partisans des ressources affectives qu’une position de pouvoir trop évidente aurait taries (Moubarak et Ben-Ali auraient pu s’en inspirer…)

Que le régime syrien soigne sa légitimité blessée par cet artifice rhétorique, quoi de plus naturel ? Après tout, à part ce brave Fabius, nous pouvons admettre que même les pires crapules aient le droit de souhaiter survivre. Mais que Mme Galactéros, experte en polémologie et docteur en sciences politiques prenne cet artifice pour argent comptant et le retranscrive tel quel dans un grand journal français, c’est… étonnant. Comme l’est le fait de recourir au terme hautement subjectif de « résistant » quand elle aurait pu  utiliser le vocabulaire qui doit être le sien devant ses étudiants, en parlant par exemple de « stratégie du faible au fort » dans le cadre d’une guerre asymétrique (bien sûr, il est alors plus difficile d’expliquer pourquoi le « faible » possède le territoire, l’aviation et les divisions blindées pendant que le « fort » ne possède que des armes légères et des portions de territoire).

Etonnant, donc, s’il s’agit d’expliquer, d’analyser, d’anticiper. Beaucoup moins étonnant en revanche s’il s’agit de recracher tel quel, sans recul scientifique aucun, l’élément essentiel de la propagande syrienne depuis 2011 : le président Bachar El Assad lutte contre d’odieux et surpuissants terroristes. Chercher à le renverser, c’est souhaiter le triomphe de la barbarie et du chaos. Pour sa défense, Caroline Galactéros n’est pas la première à assumer cette position : n’est pas polémologue qui veut.

La reste de la première partie de l’article est une suite d’affirmations péremptoires mâtiné de considérations géostratégiques fondées, mais présentées sans approfondissement aucun.

En voici deux exemples :

« L’armée syrienne exsangue, incapable, composée uniquement de milices étrangères? Une force incroyablement résiliente et désormais très aguerrie en contre-guérilla. »

Tellement résiliente que la reprise de Raqqa n’est pas de son fait, même en tant qu’invitée d’honneur, puisque les forces kurdes sont seules responsables de cette débâcle de l’Etat islamique, comme s’en inquiètent d’ailleurs jusqu’aux sources pro-russes et pro-régime El-Assad. Une armée syrienne par ailleurs réduite à 50 000 hommes effectivement sous les drapeaux contre 200 000 avant la guerre civile, et de toute façon bien en peine de recruter puisque l’évitement du service militaire est l’une des premières causes d’émigration des jeunes syriens depuis 2011. Nous sommes bien loin des temps de la Nation en danger. Enfin, une armée syrienne tenue à bout de bras par 20 000 combattants du Hezbollah encadrés par des généraux iraniens et soutenue par l’aviation russe.

« Bachar el Assad, qui, avec la Russie, ne combat pas l’EI et en est même carrément le créateur? Un homme dont l’armée et ses alliés, après avoir réduit à ses portes ses avatars -al Nosra et consorts- cherche sans équivoque à en finir avec le Califat à Deir ez-Zor. »

Ultime retournement de l’histoire : voici donc la rébellion dans son infinie diversité réduite aux djihadistes d’Al Nosra, longtemps affiliés à Al Qaida, et Bachar El-Assad grimé en défenseur de la Syrie laïque face à l’Etat Islamique, alors même qu’il chercha dès le début à noyauter l’opposition en libérant opportunément près d’un millier de détenus islamistes dans les premiers mois de la guerre civile! Le même Bachar El-Assad concentrant avec ses alliés russes l’effort de guerre sur la rébellion jusqu’à fin 2016, moment où l’écrasement final de l’opposition modérée à Alep permit au régime d’aborder la phase ultime de la guerre civile dans l’avantageuse position que nous connaissons : celle de seul et unique rempart à l’Etat Islamique, sur lequel il peut désormais, en toute bonne conscience, concentrer ses moyens.

En guise d’analyse de la situation, et en tout juste 20 lignes, l’auteure vient donc d’aligner trois affirmations aussi péremptoires que discutables (et parfaitement non sourcées). Non pas entièrement fausses ni totalement coupées de la réalité syrienne, mais situées dans cette zone de floue où l’interprétation des faits conduit à déformer ceux-ci jusqu’à leur faire épouser très exactement les contours de sa grille de lecture. Ce territoire dans lequel vérité et mensonge ne sont que masse indistincte, molle et maléable, limitant toute possibilité même de contestation argumentée. Il ne s’agit pas pour autant de bullshit, défini et théorisé par Harry Frankfurt, qui présuppose une indifférence aux notion mêmes de « vérité » et de « mensonge ». Ici, Galactéros prétend tenir un discours de vérité en s’appuyant sur des faits incontestables, mais dont elle détourne le sens en substituant des causalités imaginées aux causalités effectives (El-Assad et la lutte contre l’islamisme), ou en modifiant/niant le contexte dans lequel s’inscrivent les évènements afin d’en retourner le sens (El Assad luttant pour préserver l’unité du pays quand ce sont précisément les crimes de masse du régime El-Assad qui ont précédé -et provoqué- la rébellion armée d’une partie du pays). Ainsi, à la différence des « stratèges » de Trump, la vérité importe à Galactéros, dans la mesure où elle peut être suffisamment dévoyée pour correspondre à ses thèses.

« Le mélange du vrai et du faux est infiniment plus toxique que le faux » disait Paul Valery. Nous y sommes. Reste maintenant à répondre à la question : les étudiants et les lecteurs de l’auteure bénéficient-ils d’une telle clairvoyance, ou est-ce le lecteur du Fig qui jouit, seul entre tous, d’un tel privilège? Et par quel biais idéologique une analyste stratégique peut-elle plonger à pieds joints dans une tel amas d’interprétations approximatives ?

 

2) L’Occident pour tout ennemi

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Par chance, et comme l’avait déjà prouvé sa défense amusante du soldat Fillon au printemps dernier, Caroline Galactéros n’est pas femme à s’arrêter en chemin. De but en blanc, tombant au milieu de quelques considérations militaires tel un cheveu sur la soupe, voilà qu’elle nous livre le fond de sa pensée, celle qui, l’air de rien, structure idéologiquement son interprétation du conflit syrien :

« Alep, Palmyre, Mossoul, Deir Ez-Zor, bientôt Raqqa : les faits sont plus têtus encore que les sinistres calculs d’un « Occident » qui a cru pouvoir régner encore en divisant à l’infini »

On le tient donc le coupable : « L’OCCIDENT! »

Enfin, du moins… on suppose, étant donné que rien n’est énoncé clairement par une auteure qui laisse le soin à son lectorat de franchir la moitié du ruisseau d’interprétation…

« L’Occident » donc, voilà l’ennemi. Celui qui chuchotait dans les ténèbres, qui se tenait dans la bouche de Fabius clamant sa haine d’El-Hassad, qui croyait « pouvoir régner encore en divisant à l’infini« .  Et avec des « guillemets » d’ironie, des fois que le lecteur (un peu couillon ou grabataire, c’est le Figaro quand même…) n’aurait pas bien compris le mépris total qu’il inspire à l’auteure. Et là, brutalement, ce qui s’apparentait à une analyse tronquée, superficielle et malhonnête de la situation en Syrie prend subitement tout son sens, et révèle la vraie motivation de l’article de Mme Galactéros : enduire de considérations géostratégiques oiseuses une théorie du complot puérilement fondée sur sa détestation de l’Occident. Ou plus précisément d’un Occident fantasmé.

Non mais sérieusement : l’OCCIDENT! En tant que polémologue ou docteur en sciences politiques, nous serions en droit d’attendre un minimum d’imagination et d’inventivité. Ce ne sont pourtant pas les théories du complot ludiques, dangereuses, tordues ou débordantes d’imagination qui manquent. Au pire, et en pleine crise d’inspiration, reste toujours la solution de se réfugier chez Soral (coucou Alain) qui, lui, ne manque jamais d’inventivité -bien que ses thématiques soient quelque peu répétitives. Au lieu de quoi, il faudra nous contenter en guise de distraction d’un énième pensum tentant de prouver que « l’Occident », depuis la nuit des temps, domine le monde, est abonné à Télérama et mange des enfants.

Admettons. Mais se posent alors deux problèmes :

  1. tout à sa volupté de bien montrer à son lectorat à quel point le fait même d’employer le mot « Occident » la dégoûte, à quel point cet objet manque de sérieux et ne mérite que dérision et guillemets d’ironie, l’auteure en oublie que le guillemet conduit moins à se désolidariser de « l’Occident » que de son propre propos, puisque l’Occident ne peut à la fois incarner l’ennemi omnipotent qui structure sa vision du monde et l’objet d’ironie qu’elle met à distance[3].
  2. l’Occident (entendons par là les pays de l’Alliance Atlantique… mais ce n’est qu’une supposition, l’auteure n’ayant pas daigné gratifier son lectorat d’une définition ni d’une limite géographique)  se signale bien plus par son absence que par son interventionnisme en Syrie – en témoigne la « ligne rouge » de Barack Obama. C’est précisément cette absence des Etats-Unis qui offre aux acteurs régionaux et à la Russie la marge de manoeuvre dont ils disposent depuis 2011. Mais gageons que cela n’a guère effleuré notre auteure, la réalité semblant exclue de son champ d’analyse.

Quitte à ouvrir une petite parenthèse, cette double contradiction dans le raisonnement de l’auteure est en général le problème de tous ceux qui font oeuvre d’anti-américanisme, ou qui, plus généralement, « détestent l’Occident » : est-il l’agent omnipotent et maléfique qu’ils aiment à fantasmer, et dont la main se trouve derrière chaque dysfonctionnement du monde? Il réduit dans ce cas la responsabilité du reste du monde à néant, condamnant les non-occidentaux à une position d’attente victimaire qui confine à la déshumanisation. Triste paradoxe de qui idéalise son prochain en lui déniant toute possibilité de trancher le Bien du Mal, et qui le prive par conséquent des attributs mêmes de l’Humanité (jusqu’à le conduire à l’abomination comme dans le Dogville de Lars Von Trier, mais nous nous éloignons du sujet)

Intellectuellement, on sent bien que cette première forme de rejet ne mène pas loin. Et surtout, qu’elle ne s’applique guère à un théâtre syrien où l’Occident brille par son impuissance. Galacteros opte donc pour une deuxième forme, plus adaptable aux faits en présence : ici, l’Occident reste maléfique et omniprésent, ce qui permet toujours de lui attribuer la responsabilité finale des crimes commis (peu importe que le régime de Bachar El-Assad ait gazé son propre peuple en 2013, il ne l’a fait que pour préserver l’unité d’un pays dont le dépècement fut recherché par l’Occident, sur lequel revient donc in fine la responsabilité morale du massacre), mais il n’est plus omnipotent et laisse la possibilité à « l’autre » de jouer le rôle de Nemesis face à sa propre Hibrys. Comme dans la première version, l’Occident et ses prétendus adversaires sont fantasmés et tiennent lieu d’archétypes moraux bien plus que de réalités géopolitiques, mais qu’importe la réalité, dès lors que le ressentiment qui anime l’auteure trouve matière à s’épanouir.

3) L’ami de mes ennemis

Trump apartment

Difficile lorsqu’on ausculte l’état présent de l’Occident de se passer d’une mention à Donald J. Trump, 45ème président des Etats-Unis, et figure d’un rejet radical de ce que l’Amérique a prétendu incarner jusqu’à nos jours : l’Humanité bienveillante, la démocratie, le droit, la liberté, et une assez grande naïveté dans sa prétention de faire adhérer l’humanité entière à ses principes. Face à cette modification sensible de l’image que Etats-Unis présentent au monde, deux options se présentaient pour Mme Galacteros : ou faire de Trump l’incarnation même de cette Amérique universaliste qu’elle déteste. Où, au contraire, admettre le fait qu’il en est l’ennemi, et en faire par conséquent une figure positive.

Après quelques considérations sur l’état des forces en présence (il faut bien, quand même, justifier son salaire), l’auteure filloniste fait son choix :

« Trump, toujours pragmatique, a même récemment déclaré que l’objectif américain principal en Syrie était de «tuer ISIS», non de renverser Assad…

Mais chaque jour qui passe le voit plus isolé et contrôlé par le tentaculaire système qui décide de facto à Washington, fossilisé sur les vieilles logiques néoconservatrices toujours à l’œuvre au sein des armées, des Services et des lobbys économiques. »

Outre l’intérêt de résumer en peu de phrases la prose interminable et boursouflée de Serge Halimi dans le Monde Diplomatique (sans plaisanter : c’est quasiment du copier-coller! le Figaro , Valeurs Actuelles et le Monde Diplomatique devraient sérieusement envisager un rapprochement de leurs services « relations internationales »), cette « réflexion » -oui, Mme Galactéros, vous n’avez pas le monopole du « guillemet »!- permet de remettre quelques idées en place sur le président des Etats-Unis Donald J. Trump, brave faiseur de paix assiégé par les va-t-en-guerre.

Sérieusement.

Passons rapidement sur les « lobbys économiques » qui souhaitent une bonne guerre (c’est bien connu, une guerre, il n’y a rien de mieux pour l’économie) et venons-en au coeur du raisonnement : pour Mme Galactéros comme pour M. Halimi, le « faiseur de paix » Trump  affronte à Washington le « tentaculaire système » qui conduit systématiquement les Etats-Unis à la guerre depuis des temps immémoriaux (aucune date n’étant donnée, ni aucun contexte ni exemple précis, nous supputerons que le « système » va-t-en-guerre américain opère depuis des temps immémoriaux).

OK

Ici, Mme Galacteros, je me permets un petit point culture : le système politique américain est fondé sur la volonté de transparence garantie par l’usage systématique des contre-pouvoirs, qu’ils soient judiciaire, parlementaire, médiatique (En passant, on ne peut que recommander à l’auteure le visionnage de l’excellente série The West Wing qui lui épargnera de longues et fastidieuses lectures politiques). Or, ces contre-pouvoirs sont une conséquence de l’aversion des Américains envers l’Etat, perçu par eux comme la principale source d’oppression et d’atteinte à leurs libertés.

Donc, et à la différence de ce qui se passe, par exemple, en France (où une militaire experte en matière de polémologie aurait certainement beaucoup à raconter sur l’imbrication des intérêts de l’Etat et de Dassault Aviation, où encore sur l’absence de contrôle parlementaire et de transparence concernant nos OPEX, leur financement flou et le processus décisionnel opaque qui conduit à leur déploiement), les Etats-Unis se signalent par un degré de transparence politique inconnu ailleurs, à part peut-être dans les démocraties d’Europe du Nord, et encore…

Washington-DC-8

C’est donc dans ce pays obsédé par la transparence et constellé de contre-pouvoirs qu’une série d’officines opèrerait secrètement pour former un tentaculaire système aux visées menaçantes, officines dépeintes par exemple… dans la série X-Files (on ne peut pas tout reprocher à Mme Galacteros).

Tout cela pour contraindre le pacifique et « pragmatique » Donald Trump à la guerre.

Tout cela pour conquérir un pays qui ne dispose ni de pétrole (ou en quantités ridicules), ni d’uranium, ni en fait d’aucune ressource ou d’aucun intérêt stratégique, si ce n’est celui de déstabiliser par l’aveuglement criminel de ses dirigeants une région qui n’en demandait pas tant.

C’est officiel : en 2017, la dialectique peut encore casser des briques.

 

4) Le déshonneur et la guerre

 

Reste la question à un milliard de roubles : pourquoi diable Mme Galacteros en veut-elle à ce point à « l’Occident »?

Notons tout d’abord que l’idéologie anti-occidentale sous sa forme anti-américaine (mais aussi, quoique avec plus de soubresauts, anti-européenne) fait partie des valeurs dominantes dans une partie de l’intelligentsia française, comme l’a déjà analysé Jean-François Revel dans son Obsession anti-américaine.

Or, et comme le résume ce magnifique entretien avec Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, il faut s’entendre sur la définition que l’on donne de l’Occident : d’un côté, on peut parler d’un espace de civilisation lentement construit depuis le Moyen-Age central, et dont les valeurs fondamentales (primat du Droit et de l’individu garanti par la limitation et l’équilibre des pouvoirs, sécularisation des sociétés et des Etats, universalisme et croyance dans le progrès) émergèrent d’Europe pour être peu à peu adoptées et remodelées par la majorité des sociétés non-européennes depuis le XIXème siècle. Cet Occident-là, quoiqu’en pense Galacteros, ou Huntington, n’est plus depuis longtemps l’apanage de l’Europe et des Etats-Unis. Il devient un Bien Commun de l’humanité au fur et à mesure que ses valeurs sont intégrées et recomposées par les hommes et les femmes de ce monde (ne serait-ce que pour s’opposer à l’impérialisme politique des pays occidentaux comme le firent les intellectuels de la Nahda dans l’Empire ottoman, les leaders indépendantistes du Tiers-Monde ou les idéologues du Japon Meiji).

D’un autre côté, on peut parler de l’Occident comme projet politique revendiqué, ce que Badie nomme « les usages politico-militaires de l’Occident ». Du colonialisme des années 1880 au néoconservatisme de G. W. Bush ou des actuels dirigeants israéliens, cet occidentalisme confond supériorité matérielle et vertu morale, légitimant de ce fait les projets de conquête cyniques et sans lendemain maquillés sous un prétendu « devoir de civilisation »…

C’est probablement à cet « Occident » là que Mme Galacteros prétend s’adresser dans sa diatribe. Problème : cet « Occident » là n’existe plus, enterré sous les sables d’Irak et les montagnes d’Afghanistan, (justement) renié par le brillant et fataliste Obama comme par le demeuré Trump. Mais l’occasion d’enfouir la complexité de la situation et de nier les responsabilités des dirigeants syriens comme de leurs soutiens diplomatiques russes et iraniens était trop belle : autant alors confondre les valeurs universelles de l’humanisme libéral et leurs dévoiements géopolitiques, afin de les congédier tous deux d’un même mouvement sous la face détestée d’un « Occident » en carton-pâte, et dans un grand ricanement rejeter la Déclaration des Droits de l’Homme en couvrant d’une opprobre générale l’idée même que tout homme – y compris (mon Dieu!) un Syrien- peut revendiquer le droit au bonheur, à la liberté… et à la vie.

Car en réalité, voilà ce qui emmerde véritablement Mme Galacteros : que les premiers temps de la révolution syrienne prissent le visage, universel et rayonnant, de l’homme libre réclamant le respect de sa personne et de ses droits. Visage que l’Etat s’empressa de mutiler à coup de blindés, de missiles, et de gaz. Or, en niant les aspirations les plus élémentaires de sa population, en les enfouissant sous un déluge de fer et de feu, le régime signait sa propre fin, ou prenait l’effroyable risque de voir son propre peuple consumé dans la guerre civile, et son propre destin d’Etat pris en main par les puissances de la région. De ce vaste mouvement des plaques géopolitiques, il porte donc l’entière responsabilité.

A

Mais Mme Galacteros n’en a cure, tout à sa délectation de voir la géopolitique confirmer en Syrie la survenue d’un fantasmatique « Contre-monde » (comprendre, le prétendu condominium russo-sino-iranien) qui viendrait enfin rétablir les relations internationales dans leur rigueur westphalienne, loin des chimères de l’humanisme occidental dont les prétentions généreuses conduisent à la catastrophe (Irak, Libye), faute d’une juste évaluations des rapports de force militaire, politique, affectif. Mais tout à son pseudo-réalisme et son mépris évident de la diplomatie « morale » des Etats-Unis ou de l’Allemagne, l’auteure en oublie que la « réalpolitik » dont elle se fait le chantre, et que la guerre en Syrie semble révéler, ne constitue sûrement pas le fondement possible d’une diplomatie. Par exemple, la diplomatie triangulaire de Kissinger, chef d’oeuvre de son « réalisme libéral« , dissimulait elle sous son cynisme apparent de véritables motivations idéologiques : affaiblir le camp communiste et sa pièce maîtresse, l’URSS, attirer dans le camp américain la Chine maoïste en l’incitant, sans contrainte, à emprunter la voie occidentale de développement, ce qui sera chose faite quelques années plus tard.

De même, la diplomatie poutinienne à priori axée sur une realpolitik qui s’embarrasse peu de valeurs ou de sentiments, est-elle en réalité structurée par eux : le rêve du retour à une grande Russie, héritière de l’Empire et protectrice des Slaves et de l’Eglise orthodoxe (voir l’obsession du pouvoir russe à préempter les Eglises orthodoxes de France, traditionnellement rattachées au patriarcat de Constantinople), et peut-être plus encore désir de brider le développement de l’étranger proche russophone afin qu’il ne puisse proposer un modèle alternatif à une société russe verrouillée et paupérisée, véritable terreur de l’oligarchie russe. Dès lors, prétendre ne voir dans la diplomatie poutinienne que le retour à un prétendu ordre international « naturel » car débarrassé de toute référence à des valeurs morales, n’est autre qu’un moyen de défendre les objectifs idéologiques et stratégiques de cette diplomatie, ce que Mme Galacteros s’emploie à faire, hypocritement, dans sa chronique du Figaro. De là à la traiter d’idiote-utile de la diplomatie russe…

A sa décharge, elle n’est pas la seule : de François Fillon à jean-Pierre Chevènement, de Roland Dumas à Eric Ciotti, de Jean-Luc Melenchon à marine le Pen, bien des braves -certes beaucoup plus bêtes qu’elle- se laissent aller à ce genre de débordement affectif envers le « maître du Kremlin » comme l’a décrit le journaliste Nicolas Henin dans son livre La France russe : enquête sur les réseaux de Poutine. A cette séduction, le journaliste discerne trois raisons qu’il livre dans une interview à France Inter et dont je reproduis ici un extrait :

 

Poutine a un discours pour chacun qu’il soit de droite ou de gauche. Il y a un poutinisme de gauche qui affirme qu’il est nécessaire à la bonne santé du monde d’avoir un balancier à l’hégémonie américaine, à l’impérialisme capitaliste ; un poutinisme de droite : c’est un bonapartisme qui considère qu’il faut un homme d’Etat fort et solide ; enfin un poutinisme identitaire pour qui nos sociétés sont déclinantes et qu’il serait bon de revenir à certaines racines chrétiennes de notre civilisation.

Si encore tout cela était efficace…. Mais comble de tout, cette adulation envers la realpolitik d’opérette de la Russie poutinienne et le nouvel ordre « réaliste » qui se dessine en Syrie conduit Mme Galacteros a sous-estimer un point anecdotique, ridicule, presque indiscernable : les Syriens.

Quelles divisions, quelles peurs, quels projets, et quelle volonté de se soumettre, ou pas, au condominium dont l’auteure se fait le chantre en ricanant sur les décombres d’un ordre ancien. Après tout, ils auront bien mérité leur portrait dédicacé du président El-Assad…

Mais ce que Mme Galacteros ne semble pas saisir, obnubilée qu’elle est par le culte du « réalisme » poutinien, c’est qu’un ordre tyrannique, aussi fort soit-il, finit toujours pas se craqueler, puis un jour, disparaître. Voulons-nous alors qu’il disparaisse pacifiquement, remplacé par un ordre acceptable sans coercition par une majorité de la population, ou préférons-nous le voir exploser dans les affres d’une nouvelle guerre civile, quitte à déstabiliser une fois de plus l’ensemble de la région? Telle est la question à laquelle l’auteure ne peut répondre, prisonnière qu’elle est de son prétendu réalisme et de l’idéologie puissamment anti-américaine qu’il masque avec peine. Et les aspirations d’un peuple, et le désir impérieux de liberté, et le simple droit de vivre en paix et en sécurité, tout cela peut disparaître tant qu’il confirme l’auteure dans sa vision du monde cynique et dogmatique.

 

Et c’est précisément là que se tient Mme Galactéros, représentante de la fine fleur d’une certaine élite intellectuelle et militaire française qui en est venu à considérer comme bon tout ce qui pouvait affaiblir ces valeurs cardinales de la civilisation que sont le primat de l’individu sur le groupe, du Droit et des libertés sur la raison d’Etat, qui a recomposé le traditionnel anti-américanisme de l’élite française pour le mettre au service d’une vision du monde antilibérale et anti-humaniste pour laquelle le barbare Trump est l’homme de paix pendant que le système démocratique américain qui permit la victoire sur l’Axe et l’URSS devient l’ennemi, au bout du sillon creusé par une culture politique dévoyée à force de conformisme et de pensée obsidionale, au coeur d’un champ de ruine qu’elle contemple pour s’en réjouir, crachant sur les cadavres par milliers, immobiles et froids, semés par la mécanique implacable d’un Etat en guerre contre son peuple.

 

[1] qui devront bien un jour apprendre à se passer du Quai d’Orsay et de la cellule africaine de l’Elysée pour analyser d’eux-mêmes comme des grands les affaires étrangères et la diplomatie française avec objectivité, mais c’est un autre débat…

[2] « Au même moment pourtant, le discours des négateurs commence à se répandre dans les médias étrangers, des articles, des témoignages et même des livres se mettent à circuler, inversant les faits et les rôles. Lorsque les victimes, sonnées, sont présentées comme les bourreaux et que leurs bourreaux deviennent ces « refugiés du génocide rwandais», qu’une épidémie de choléra rend si sympathiques, inoffensifs voire innocents, peu de réactions de contestation s’élèvent du camp des victimes »

[3] L’Occident (entendons les Etats-Unis et l’UE) qui n’a probablement jamais été moins impliqué dans un conflit d’une telle ampleur depuis le début du XXème siècle, l’Occident qui a littéralement abandonné corps et âmes la rébellion démocratique syrienne dès les premiers mois, la contraignant aux alliances islamistes, l’Occident qui, en 2013, a refusé de bombarder les sites de production d’armes chimiques syriens après que le régime d’El-Assad ait gazé près de 1500 civils, ce qui conduisit d’ailleurs à l’affaiblissement irrémédiable de la crédibilité américaine. L’Occident, enfin, qui s’est contenté de se reposer sur la très efficace alliance arabo-kurde (en grande majorité kurdes) des Forces démocratiques syriennes (FDS) pour mener à sa place le combat contre l’Etat Islamique, en l’appuyant il est vrai grâce aux forces spéciales et à l’aviation américaine. C’est donc cet Occident là, impuissant à défendre quelque politique que ce soit qui, selon Mme Galactéros, est le grand responsable du conflit syrien, et en aucun cas, à tout hasard, le régime dictatorial qui accueillit les manifestations pacifiques de 2011 par l’aviation et par les chars, contraignant son propre peuple à prendre les armes pour se défendre ?

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